Au cinéma de la Friche marseillaise, les cinéphiles sont conducteurs

vendredi 7 avril 2017
par  Hervé Thomas
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Au Gyptis, cinéma de la Belle de Mai à Marseille, Nicolás, Juliette et Thomas travaillent avec des habitants peu habitués aux salles obscures. Ils y choisissent ensemble les films, en débattent... Un lieu de partage dans ce quartier populaire.

Le lundi est le jour de fermeture hebdomadaire du Gyptis. Mais pas pour tout le monde. En ce 27 février, alors que le ciel gris désespère les Marseillais, le cinéma du quartier de la Belle de Mai résonne de l’enthousiasme d’une trentaine de spectateurs très particuliers. Enfants, étudiants, retraités, femmes de ménage, enseignants ou cadres supérieurs, ils se retrouvent deux fois par mois en « atelier » pour discuter avec passion du septième art..., et surtout choisir une partie des films qui seront projetés dans leur salle préférée.

“Club de programmation”

Ce « club de programmation », inauguré il y a un an, est le symbole de l’action militante d’un cinéma « ouvert sur son environnement et ouvert à tous », pour reprendre les mots de son coordinateur d’origine colombienne, Nicolás Róman-Borré, 43 ans, installé à Marseille depuis douze ans. Un pari sur la culture et le vivre-ensemble dans cette partie du 3e arrondissement de la ville où vivent de nombreux immigrés primo-arrivants, pour la plupart venus du Maghreb et des Commores. Le quartier, central mais isolé par les voies de la gare Saint-Charles et une autoroute urbaine, cumule les signes de la désespérance sociale : le taux de chômage dépasse 30 %, plus de la moitié des quinze mille habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Et beaucoup n’avaient jamais mis les pieds dans une salle de cinéma...

Ancrer la Friche dans son territoire

Le Gyptis est l’un des derniers bourgeons de la Friche de la Belle de Mai, inaugurée en 1992 sur le site de l’ancienne manufacture des tabacs. Un espace de 100 000 mètres carrés où un skate-park côtoie les archives municipales, et le studio de tournage de Plus belle la vie, des expositions d’art contemporain... Alain Arnaudet, le bouillonnant directeur du site, a une obsession : poursuivre le développement de ce « lieu d’innovations artistiques, culturelles et sociétales » pour mieux ancrer la Friche dans son territoire. « De nombreux habitants n’osent pas venir parce qu’ils se disent "ce n’est pas pour moi". Il faut lutter contre la tendance des communautés — ethniques, mais aussi sociales — à vivre entre elles. »

Fin 2013, une occasion se présente : les patrons du Gyptis, un théâtre situé à dix minutes à pied, partent à la retraite. Pourquoi ne pas reconvertir la salle en cinéma ? Un distributeur et producteur de films installé dans la Friche, Shellac, est choisi comme programmateur. Thomas Ordonneau, son fondateur au look d’éternel étudiant en cinéma, rêvait de devenir exploitant de salles : « Le métier de distributeur est de plus en plus frustrant. On dépense une énergie folle pour vendre nos titres à des salles qui ne les gardent à l’affiche qu’une semaine. » Avec le Gyptis, cet ex-Parisien, Marseillais d’adoption depuis douze ans, souhaite expérimenter une manière plus libre de diffuser les films, « déconnectée » de l’agenda des sorties. Avec moins de séances, mais mieux accompagnées grâce à des personnalités qui viendraient animer un débat, une conférence ou un week-end de rencontres avec le public.

“Je tenais à ce que les spectateurs participent activement à la projection.” Nicolás Róman-Borré, coordinateur

Au même moment, à Paris, une jeune cinéphile lorraine termine son cursus exploitation à la Fémis. Juliette Grimont décide de consacrer son mémoire de fin d’études au projet du Gyptis. Sa recherche théorique va se transformer en travaux pratiques : son diplôme en poche, elle est embauchée pour devenir, à 28 ans, la programmatrice de la salle. Un travail « à gros plein temps », mais qui n’effraie pas cette grande brune volontaire, convaincue de l’utilité sociale du cinéma. Tout comme Nicolás Róman-Borré, qui gère la logistique du Gyptis à ses côtés. A Carthagène des Indes, sa ville natale, ce quadra à l’allure juvénile a longtemps animé des ciné-clubs dans les bidonvilles. « Je tenais à ce que les spectateurs participent activement à la projection, explique-t-il avec son délicieux accent latino. Je leur demandais de me prêter leur plus belle nappe qui, pour un soir, devenait écran de cinéma. »

Le Gyptis rénové ouvre ses portes le 1er octobre 2014. Le photographe JR a décoré la façade avec les portraits tout sourire d’une centaine d’habitants de la Belle de Mai. Avec ses rangées spacieuses, ses cent soixante-dix fauteuils bleus au parterre, son impressionnante hauteur sous plafond et son équipement high-tech, la salle a tout pour séduire. Mais les débuts sont difficiles. Pour mieux faire connaître ses activités, l’équipe s’appuie sur les associations du quartier, qui travaillent notamment à l’alphabétisation. Et développe les séances scolaires, dont l’importance « est capitale », assure Nicolás Róman-Borré : « Elles permettent une ouverture culturelle à des jeunes qui ne sont jamais allés au cinéma. » Les médiateurs de la Friche sont également mis à contribution : le mercredi, ils proposent aux enfants d’aller voir un film plutôt que de jouer au foot.

“Nous avions prévu un échange avec les spectateurs pendant une heure, il a duré trois heures et demie.” Juliette Grimont, programmatrice

La programmation se veut le plus large possible, du blockbuster à l’art et essai pointu, avec un tiers des séances consacré au jeune public. « Les films sont choisis en fonction d’une thématique sur deux mois, précise Juliette Grimont. Le thème du masque nous a ainsi permis de projeter à la fois un classique en noir et blanc — Les Yeux sans visage, de Franju — et le dernier Batman. » Les invités, comme Agnès Varda ou Mathieu Amalric, ont aussi attiré à la Belle de Mai des cinéphiles extérieurs au quartier. Juliette se souvient avec émotion de la master class d’Alain Cavalier : « Nous avions prévu un échange avec les spectateurs pendant une heure, il a duré trois heures et demie. »

Plein tarif à 5,50 €

Le prix des places est très raisonnable. Le plein tarif est à 5,50 €, et, pour les films jeune public, les enfants comme les parents ne paient que 2,50 €. Nicolás Róman-Borré a fait les comptes : « Une séance en famille à quatre personnes au Gyptis revient moins cher qu’une seule entrée à plein tarif à Plan-de-Campagne [le multiplexe géant de Marseille, ndlr]. » Une modération tarifaire permise par les subventions publiques qui couvrent les deux tiers du budget.

Deux ans et demi après son inauguration, le pari du Gyptis semble gagné. La reconnaissance institutionnelle est venue grâce au Centre national de la cinématographie (CNC) qui lui a décerné une mention au prix de l’innovation pour sa politique de programmation originale — Nicolás Róman-Borré a affiché avec fierté le trophée près de la caisse. D’octobre 2014 à octobre 2016, la salle a accueilli cinquante-sept mille spectateurs, majoritairement du quartier, pour un taux de fréquentation de 20 % — une performance, quand la moyenne nationale ne dépasse pas 14 %. « La perception des riverains a évolué, précise Nicolás Róman-Borré. Au début, certains se demandaient s’il n’y avait pas plus urgent à faire à la Belle de Mai que d’ouvrir un cinéma. Et, petit à petit, ils se sont approprié ce lieu de vie. » Un jour, il a eu le bonheur de voir la voisine d’en face acheter un ticket. Elle voulait voir Fatima, le beau film de Philippe Faucon sur une femme de ménage d’origine marocaine, parce qu’elle s’était « reconnue » sur l’affiche. Elle n’était pas allée dans un cinéma depuis sept ans...

Mais la plus grande satisfaction de l’équipe reste le club de programmation, qui a contribué à créer une communauté de spectateurs. Ses missions ? Choisir les films qui seront projetés en plein air sur le toit-terrasse de la Friche pendant la fermeture estivale du Gyptis, et établir le programme des quatre Ciné-Dimanche annuels, durant lesquels les séances sont gratuites. Le dernier en date a dépassé tous les espoirs avec huit cents spectateurs, dont trois cent trente pour le dessin animé La Véritable Histoire du Petit Chaperon rouge. Il a fallu, pour l’occasion, utiliser le balcon resté « dans son jus ». Pour réguler l’affluence inattendue, les membres du club se sont improvisés agents d’accueil et même conteurs pour enfants : Juliette Grimont avait malicieusement invité les parents à se « débarrasser de leurs sales gosses » le temps d’une projection !

“Nous ne sommes pas des profs, nous laissons les participants faire leurs propositions en toute liberté.” Juliette Grimont

Lors des ateliers, précédés d’un repas tout aussi « participatif » (chacun apporte boisson et plats suivant ses envies, et tout le monde partage), Juliette et Nicolas animent les débats avec patience, avec humour aussi. Mais, fidèles à l’esprit collectif du Gyptis, tiennent à rester en retrait : « Nous ne sommes pas des profs, nous laissons les participants faire leurs propositions en toute liberté. » La jeune programmatrice en est convaincue : les discussions des ateliers lui ont permis de « sortir de l’entre-soi cinéphile ». De s’ouvrir davantage au goût des autres. Car le club fonctionne sur un principe d’égalité : « Chacun doit se sentir aussi légitime que son voisin pour exprimer ses préférences. » Hélène, conservatrice de musée, déplore la piètre qualité esthétique de La Véritable Histoire du Petit Chaperon rouge ? Une petite fille lui répond du tac au tac : « T’aimes pas ? T’as le droit. Moi, j’ai bien aimé ! »

Comme à chaque atelier, les membres du club mal à l’aise en français bénéficient des conseils bienveillants des éducateurs de l’association Peuple et Culture, afin de les aider à argumenter en public. Aziza évoque un film d’horreur égyptien qu’elle avait découvert en Algérie dans les années 1970. A ses côtés, Zaïa fait l’article pour D’une pierre deux coups, un drame contemporain tourné dans une cité. La portée du thème choisi (« De l’autre côté de la porte ») est âprement commentée, les propositions fusent tous azimuts, d’une comédie belge méconnue à un film de science-fiction culte. Les discussions les plus enflammées — mais toujours avec une écoute attentive de l’autre — concernent les films jeune public. Peut-on projeter le conte horrifique Coraline ? « Non, trop effrayant pour les tout-petits », dit l’un. « Pas d’accord », rétorque une autre, qui « adore avoir peur » face à l’écran : « Le cinéma, ça doit être une vraie émotion. »

Texte : Samuel Douhaire. Photo : Olivier Metzger pour Télérama


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