Fermé jusqu’à nouvel ordre
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Fermé jusqu’à nouvel ordre
« Fermé jusqu’à nouvel ordre » nous rappellent jusqu’à la nausée les panonceaux qui fleurissent sur les devantures des rues de Marseille.
Mais quel sera ce nouvel ordre qui nous est promis à l’heure de la réouverture ? Quel ordre nouveau dont rêvent certains dans l’ombre, et pour qui leurs désirs sont juste l’ordre avec un grand O ?
Alors en attendant de rentrer dans leur ordre, je ferme les yeux et plonge dans un vieux vinyle de Frehel, la belle Marguerite Boulc’h, fille d’une concierge et d’un marin devenu cheminot, des bretons exilés de l’intérieur comme tant d’autres à Paris, pour gagner la pitance.
Frehel l’inoubliable inoubliée, la reine noire qui foutait le feu aux music-halls en poussant la goualante des paumés et des filles de rien. Frehel à la voix à flanquer la chair de poule, même à un petit apparatchik d’Attac. Frehel, à ruiner les poches des collègues de l’apéro du Petit Nice tellement sa dalle était en pente.
Au bal des Escarpes et partout ailleurs avant chaque spectacle elle faisait taire les bavards en leur lançant un « Fermez vos gueules, j’ouvre la mienne ! » . Quand elle entrait en scène, en pantoufles sur des socquettes de laine rouge, en jupe noire plissée de fille des Halles, poings sur les hanches, dans un coin de la piste elle regardait la salle puis se tournait vers Jo Privat, l’accordéoniste surnommé le gitan blanc. – Vas-y, minet vert… Les conversations s’arrêtaient, tous les visages n’avaient plus qu’un objectif, celui de la chanteuse, les cigarettes brûlaient passives au bout des doigts pour être brusquement abandonnées lorsque, à la fin de la chanson, Frehel stoppait la musique. – Pour moi toute seule la dernière note… Elle l’envoyait, sa dernière note, sous les applaudissements sans arrière-pensées de l’auditoire soufflé.
Écoutez là, elle a toujours sa voix de vingt berges, y a pas d’histoire, pas une qui lui arrive à la cheville.
Sur sa tombe à Pantruche, deux bouquets de fleurs artificielles décolorées s’effondrent dans la jardinière en béton depuis longtemps fendue, et plus personne ou presque ne vient se recueillir. Mais moi je n’oublie pas la môme Pervenche, et ses chansons continuent à bercer mon âme comme à vingt ans ; Frehel, c’est ma chloroquine à moi, ma Tania de la Casbah dans Pépé le Moko, ma copine de comptoir et d’errance, les jours toutes les portes se ferment devant toi.
C’est le vieux Proudhon qui disait que « l’Anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir ».
Jusqu’à nouvel ordre : qui dit mieux ?
Hervé Thomas.