La première gorgée de café

vendredi 3 avril 2020
par  Hervé Thomas
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La première gorgée de café

Aussi loin que peuvent remonter mes souvenirs, le café a toujours été un lieu familier et presque familial dans mon album de sentiments. Enfant à Marseille, je pouvais presque toucher depuis la fenêtre de mon premier étage le Bar de l’Ascenseur sur l’autre trottoir de la rue Dragon.

Le bar de l’ascenseur était tenu par Tonton Loule dont je n’ai jamais su à quel prénom officiel son surnom faisait référence, et par sa femme Madame Benoit. Dans cette rue en cul de sac finissant sur le funiculaire montant à Notre Dame, le bar de l’Ascenseur était le lieu de rencontre du quartier. C’est là que s’y organisait les lotos et les tombolas pour Noël et qu’on y jouait aux cartes toute l’année avec des jetons en bois de plusieurs couleurs. Mon père en étant un des fidèles piliers et grand amateur de boissons anisées, j’avais plus que d’autres enfants du quartier le privilège d’aller le chercher quand il avait oublié de rentrer, gratifié au passage par Tonton Loule d’une grenadine que je dégustais en cumulant davantage encore le retard déjà pris par mon père. Plus tard adolescent, c’est toujours au bistrot que je retrouvais mon père pour des parties interminables de flipper ou de baby foot, et encore plus tard jeune travailleur pour quelques cuites avec ses potes de boulot.

Je ne saurais aimer une ville qui n’aurait pas de cafés dignes de ce nom, des machins aseptisés et sans âme à écrans multiples, et c’est aussi pourquoi je suis tant attaché à Marseille, Madrid ou Alger, mais aussi au Nord et à la Belgique, des villes et des lieux qui ont ceci de commun d’avoir su perpétuer une certaine idée de la communauté humaine. La porte qu’on pousse et tout à coup ce souffle qui nous aspire, le sifflement du percolateur ou des verres qui s’entrechoquent, les bribes de rire ou parfois de larmes, des silences aussi et des solitudes qui se chauffent le cœur, l’odeur du papier des pages du quotidien qu’on feuillette sans le lire vraiment. Unité de lieu où chaque heure a sa musique propre et ses changements d’acteurs.

Ce qui me manque le plus en ces jours de disette sociale, c’est de retrouver mon café Prinder à Noailles, ou le Belleville sur Mer boulevard Montricher, et tant d’autres rades avec leurs serveurs qui ne changent pas, et auxquels j’ai pensé bien des fois depuis qu’ils ont tiré leur rideau.

Ce matin j’ai retardé l’avènement le plus possible, il me suffit de fermer les yeux, plaisir d’enfant qui garde le meilleur pour la fin. Et cette fois , j’y suis pour de vrai, accueilli dès l’entrée par un tonitruant «  Vé t’est pas cané mon Gari, on t’avait plus vu depuis l’an pèbre ? ».

Sur le zinc, je joue des épaules pour prendre ma place et je sirote voluptueusement ma première gorgée de café.

Hervé Thomas.


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