Rêve d’Hiver

dimanche 5 avril 2020
par  Hervé Thomas
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RÊVE D’HIVER
Nouvelle

Au sommet de Béouveyre, Michel s’arrêta un moment avant d’entamer la descente sur Marseille. Dans un peu plus d’une heure, il pourrait enfin boire un vin chaud à Pointe Rouge, à l’abri du mistral glacial qui l’avait accompagné tout au long de la journée. Le soleil descendant soulignait les moindres détails du paysage. Les îles, Notre Dame de la Garde, le port de Pointe Rouge et, plus près, les Goudes, l’Escalette, son ancienne usine de plomb, les cheminées rampantes aux vertus écologiques insoupçonnées lors de leur construction, dont on devinait les courbures de reptiles endormis sous la neige…

Michel savait que la traversée hivernale du massif des Calanques était une épreuve, bien plus difficile qu’en été où le climat est beaucoup plus favorable, la montagne sachant alors se montrer sous son meilleur jour. Mais il était heureux de toucher au but, de s’être empli les yeux des paysages et de la lumière, si particuliers en conditions hivernales, avec la mer bleue, les collines enneigées, une ambiance que les photos ne pourront jamais traduire, comme elles ne pourront jamais traduire le froid ressenti pendant près de dix heures.

Rares étaient ceux qui entreprenaient cette traversée du massif en solitaire. La Compagnie des guides de Marseille ne l’inscrivait pas à son catalogue de courses. Seul le Club alpin français de Marseille-Provence organisait, quasi annuellement, cette traversée rituelle, mais les places étaient dures à obtenir, aussi avait-il décidé de tenter l’aventure en solitaire !

Il était parti le matin à l’aube du refuge C.A.F. installé dans les bâtiments de l’ancienne carrière Solvay, à Cassis. Lionel, le gardien l’avait réveillé à l’aube avec son sifflement modulé, qu’il avait d’ailleurs choisi pour la sonnerie de son mobile, connu de tout le C.A.F. de Marseille où il était surnommé "le rossignol des Calanques", et même au-delà. Comme toujours, difficile de sortir de ce lit, qui était certes d’une "douilletterie " toute relative, mais la journée s’annonçait difficile et froide, avec le mistral qui s’était levé durant la nuit.

Il s’était habillé rapidement, en prenant soin de prévoir plusieurs couches de vêtements pour résister au froid. Un café brûlant, quelques tartines de confiture de figues, puis il se dirigea vers le local à skis pour mettre les peaux de phoque pendant qu’il était au chaud. Le sac sur le dos, il sortit, et l’air vif lui piqua aussitôt le visage. Dans la calanque de Port-Miou, quelques bateaux se balançaient doucement, mais nulle âme qui vive à bord. Seule, une petite fumée sortant de la cheminée du brise-glace de la commune donnait un signe de vie. Les aussières, blanchies par le gel, attestaient de la température, habituelle en cette saison. La météo était aussi bonne que possible, excepté le vent. Il savait qu’il n’avait que peu de possibilités de repli une fois l’aventure engagée. Le refuge de la Fontasse était fermé, celui de La Gardiole n’offrait que son refuge d’hiver souvent monopolisé par des skieurs faisant de petites courses sur le Mont Puget ou le Cap Gros. Seule la station de ski de Luminy, avec ses restaurants, boîtes de nuits et autres lampions pouvait lui être de quelque secours, ce qui n’avait rien d’enthousiasmant pensa-t-il.

En arrivant au sommet du Mont Puget, Michel savait que la route était encore longue, mais il avait fait plus de la moitié du chemin. Il sourit en apercevant les bâtiments de la station de ski de Luminy, bien à l’abri au fond de la vallée. Office de Tourisme, École du Ski Français, Remontées mécaniques, pubs-bars-restaurants typiques, la sinistre tétralogie des stations de ski sévissait ici aussi… Dans quelques heures, après l’arrêt des remontées mécaniques, les skieurs de piste iraient retrouver, une fois les enfants babysittés, les restaurants "montagnards" : tartiflette à la brousse du Rove, fondue aux calamars ou aux oursins, bouillabaisse de chamois et autres spécialités bien évidemment typiques, avant d’aller s’enfumer et s’assourdir dans des boîtes de nuit, voire prendre une cuite de Génépi du Devenson. Pour lui, qui avait un moment aimé cette vie, c’était maintenant du passé et il préféra bien vite tourner ses yeux de l’autre côté. La Grande Candelle, le glacier de Sugiton toujours superbe, dont les crevasses étaient en cette saison comblées par la neige, et qui n’avait pas été, certainement un oubli, trop massacré par les aménageurs de tout poil. La piste verte qui se faufilait au fond du vallon, jusqu’à la plage ou presque, avait même un air presque naturel après les chutes de neige de la veille. Michel s’étonna que personne n’ait encore pensé à proposer des formules du style descente à ski avec continuation directe en ski nautique, ou bien encore motoneige+jetski… Seul le télésiège qui remontait vers l’observatoire témoignait, avec une discrétion réelle quoique relative, de l’activité de la station.

Après avoir enlevé les peaux de phoque, il les glissa sous sa Gore-Tex, rechaussa les skis et entama la descente dans le petit vallon qui s’offrait à lui au sud-ouest. Aucune difficulté technique avec la neige tombée de la veille, et il rejoignit en quelques minutes le col de Sugiton qu’il s’empressa de traverser pour s’éloigner de la peuplade de skieurs de piste émérites qu’il venait de croiser. Il remonta la pente douce vers la crête des Escampons, et admira le glacier de Morgiou qui avait gardé son caractère sauvage. La neige de l’hiver ne permettait pas d’admirer la couleur bleutée de la glace mais bon, on ne pouvait pas tout avoir… Il descendit vers le col de Morgiou, remonta légèrement vers le col des Escourtines histoire de saluer le glacier de Sormiou. En arrivant à ce dernier col, un lièvre variable surpris dans ses rêveries s’échappa bien vite et Michel reprit sa route en traversée vers le col des Baumettes, puis celui de Sormiou, puis celui de Cortiou.

Il hésita un moment entre les deux itinéraires qui s’offraient à lui. Le premier, à main gauche, longeait la côte découpée, mais avait l’inconvénient, en cette saison, d’exposer le skieur aux avalanches dévalant les pentes du Cirque des Walkyries ou bien des Têtes de Malvallon. Un ARVA n’offrant que peu d’intérêt pour un skieur solitaire dans un site désert, et comme il tenait à rester en vie, il opta paradoxalement pour le Plateau de l’Homme Mort, une option certes surprenante pour quiconque ne connaissait pas le massif...

Michel déchaussa donc, nettoya la semelle de ses skis avec le chiffon qu’il avait toujours en poche, puis il sortit ses peaux de phoque et en équipa ses skis. Il jaugea la pente du regard. Elle était raide, le vent avait soufflé la neige fraîche, mettant à nu la couche plus ancienne durcie par le gel et il sortit les couteaux, histoire qu’ils ne se soient pas déplacés pour rien.

La montée fut rapide, et en 20 minutes il atteignit le plateau, là où le mistral ne rencontrait nul obstacle pour freiner ses élans réfrigérants. Couteaux et peaux de phoque rejoignirent bien vite leur abri, et Michel reprit sa route sur la neige durcie, en essayant autant que possible d’éviter d’avoir le visage cinglé par les cristaux de neige emportés par le vent. Pendant qu’il cheminait, il aimait promener son regard sur les paysages qui s’offraient à lui. Au nord, la cité phocéenne enserrée dans son écrin de collines enneigées : la Nerthe, l’Étoile, le Garlaban, la chaîne de Carpiagne. Les chasses neige avaient dû dégager les grands axes de la ville : La Canebière, le Prado, le Boulevard Michelet…Devant lui, le massif de Marseilleveyre et les îles du Frioul. Au sud enfin, la mer et l’archipel de Riou dont la blancheur tranchait avec ce bleu merveilleux.

Michel s’arrêta un bon moment pour envisager la suite de l’histoire. Tout droit, vers le sommet de Marseilleveyre, ou bien prendre la descente à gauche dans le Malvallon ?

C’était là une des grandes difficultés du massif, cette alternance de montées et de descentes, où l’on devait choisir entre le plus facile, entre ce qui était accessible et ce que l’on aimerait faire.

Michel prit résolument à gauche pour descendre dans le Malvallon et passer les Trois Arches, pour autant que la hauteur de neige lui laisse la place d’y glisser sa longue silhouette. Ce n’était pas de la pente raide, non, mais il fallait quand même rester prudent.

Il atteignit facilement les arches en question, passa par l’arche centrale qui lui offrit un passage à sa taille, qui n’était pas obstrué par les stalactites de glace des arches latérales, et poursuivit son chemin vers le fond du vallon d’où il obliqua vers la droite pour rejoindre ce qu’il pensait être le tracé jaune puis le Col de la Galinette atteint sans faute. Bien évidemment, les peaux de phoque durent reprendre du service à cette occasion.

La randonnée était maintenant presque terminée, aussi décida-t-il de s’arrêter au refuge du Sémaphore, à Callelongue, pour y prendre un vin chaud bien mérité. Seuls quelques raquetteurs étaient là, reprenant quelques forces avant le retour. Le soleil faiblissait et faisait briller la glace entre la terre ferme et l’Île Maïre. Michel sourit en pensant au téléscaphe, heureusement disparu depuis quelques décennies ce qui avait évité à certains esprits mercantiles d’envisager sa prolongation vers quelque restaurant d’altitude à créer.

La courte descente vers Callelongue ne fut qu’une formalité. Heureusement du reste, le vin chaud ayant la caractéristique d’une part de bien réconforter, d’autre part de couper les jambes ainsi que Lionel, le gardien du refuge de Port Miou, le lui avait rappelé ce matin.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, sur l’écran de la télévision, Brice Lalonde et Claude Allègre se serraient la main à l’issue d’un débat captivant sur le réchauffement climatique…

Pierre Lémery Peissik dit Plato de Lommord.


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