Récit d’une vie ordinaire en quartier confiné

vendredi 17 avril 2020
par  Hervé Thomas
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Noailles, Marseille, 14 avril 2020. Récit d’une vie ordinaire en quartier confiné.

par Marien Guillé

Texte mis en ligne avec l’autorisation de l’auteur.
FaceBook : Marien Guillé, poète de proximité, conteur et comédien.

Grosse ambiance hier soir à Noailles, rue Chateauredon. Vers 21h, j’étais au téléphone avec mon camarade Olivier, depuis son chez lui en Mayenne. Les dernières lueurs du jour roses et bleues tutoyaient l’horizon. Le jour était derrière nous, aucun doute. Soudain, plus de lumière, d’un coup, comme ça, comme une panne, une coupure nette. Ça disjoncte. L’air de rien, je me dis « ça va revenir, juste un mauvais contact - à l’heure où plus personne ne peut s’approcher, les fils électriques ne doivent pas respecter le confinement ». La série de canal+ « l’effondrement » s’ouvre sur une panne de courant dans un supermarché. On y était. Notre conversation avec Olivier se poursuit, tandis que je vais sur le balcon voir si d’autres appartements sont plongés dans l’obscurité. Miracle. Les lumières derrière les autres fenêtres de la cour sont allumées comme des bougies à l’intérieur d’une grotte. Mon coloc’ arrive sur le balcon, on se regarde, le courant n’a pas l’air de revenir. On se dit que le couvre-feu surprise, c’est quand même une approche assez radicale. Je raccroche rapidement. « Olivier, désolé de te dire que tu es moins important que la lumière ; je suis obligé de te quitter pour elle, je te rappelle ! ».

Première surprise, la cage d’escalier est restée allumée. Étrange. Avec mon coloc’, on fait le tour des panneaux électriques, on entend les portes de nos voisins s’ouvrir, tout le monde se demande ce qui se passe, sort vérifier si la ville n’a pas disparue. Non, ce sont seulement nos yeux qui ne voient plus rien. Entre les panneaux, on découvre qu’il y a une prise électrique en bas reliée au générateur de la lampe de la cage d’escalier, elle marche, on pourra s’y brancher si besoin. J’imagine déjà demain tous les voisins en télétravail à tour de rôle sur les quelques marches de l’entrée de l’immeuble.

On descend et remonte les étages à toute vitesse, on va toquer chez ceux qui n’ont pas donné signe de vie, histoire de les prévenir. J’avoue, c’est presque plaisant d’aller rendre visite aux voisins, c’est pas comme si on avait du monde à la maison tous les jours ces temps-ci.

La voisine du 1er était en train de regarder un film d’horreur quand tout a sauté. Elle était encore un peu livide. C’est pervers ce confinement...
On remonte chez nous et de notre balcon on voit les voisins de l’immeuble en face sortir de chez eux après avoir ouvert grand leurs fenêtres ; on sent une odeur de brûlé, de souffre, de truc qui sent pas bon.

« C’est le compteur qui brûle, c’est le compteur qui brûle »

Dans l’immeuble d’en face, le compteur général de l’immeuble a explosé et des flammes se propagent dans la cage d’escalier. La fumée est grimpée aux étages, ressortie par les fenêtres. Rapidement, les pompiers arrivent, sirènes hurlantes. Ils garent le camion dans la rue, rejoignent les étages, rentrent dans les appartements, inspectent de fond en comble, frontales sur le casque, certains restent dans les étages, d’autres redescendent, mettent en marche un immense ventilateur qui bourdonne à travers la cage d’escalier. Les techniciens d’urgence enedis arrivent.
Tous les voisins de l’immeuble sont évacués, tout le monde est dans la rue, aucun blesse, aucun dégât, on attend. Les voisins sont là, attroupés, en pyjama, scrollant leurs murs facebook, scrutant les pompiers autour du gros camion rouge.

On attend, on regarde. On commente, on souffle, on décompresse. On est là, en pyjama, en tongs, en tee-shirt, comme à la maison.
Bien sûr, tous les habitants de la rue sont aux fenêtres. C’est joli. C’est comme des étoiles si proches de nous. On devine leurs visages dans la pénombre croisée avec les torches des téléphones.

« putain, il me reste plus que 20% je vais mourir »

On attend et on commence à papoter comme si on avait vu personne depuis 10 jours. On papote entre dérision, coup de chaud et logistique confinementale.

« Comment je vais faire pour les courses, mon frigo il est plein, j’ai fait pour 15 jours »

On comprend donc que le compteur électrique qui a brûlé est relié – on ne sait par quel branchement hasardeux – à un certains nombres d’autres compteurs des immeubles alentour. Comme s’il était une sorte de générateur. Alors, forcément, dans toute la rue, il y a des appartements, comme le nôtre, où tout a sauté même s’ils n’ont rien à voir avec le branchement initial de ce compteur. Désorganisation sinueuse des fils qui s’entrecroisent sans dessous-dessous suite à des machinations imbrogliesques répétées à chaque travaux dans le quartier. En clair, si le compteur du numéro 26 saute, il peut y avoir aussi le 18, le 12, le 31 qui saute aussi ; parfois dans un même immeuble le 1er étage est hors-circuit tandis que l’étage du dessus n’a aucun problème. On observe donc sur les façades des immeubles une alternance complètement aléatoire de fenêtres éclairées et de fenêtre sombres, sans logique ni juste répartition. Un soldat du feu est obligé de passer d’immeuble en immeuble recenser les différents appartements affectés, et retranscrit toutes ses notes sur un grand tableau blanc en carton. C’est à n’y rien comprendre. Le compteur n’en a fait qu’à sa tête. On dit même, alors que des voisins immédiats de l’immeuble touché ont encore la lumière, que des apparts seraient atteints rue d’Aubagne. Une des voisines jubile : « ah mais c’est de chez nous qu’on a éteint tout le quartier ! La prochaine fois à la mairie quand ils vont me dire on sait pas où c’est, je vais leur dire, tin ! ils vont pas oublier »

Autant cette combinaison ténébreuse a éteint la moitié du quartier, autant rien n’empêche le courant de très bien passer entre nous tous, voisins réunis dans la rue, alors que nous nous connaissons si peu. Il y a de l’ambiance, on blague, on s’invective, on rigole avec les pompiers plutôt détendus. L’intervention n’est pas dangereuse et aucune vie n’est menacée. On serait presque heureux de cet incident qui vient mettre de l’imprévu dans une soirée semblable à tant d’autres, et nous offre un petit répit de confinement.

« Les pompiers ils ont dit de sortir, moi je sors, j’ai pas fait d’attestation »

Comme un virus, la panne s’est répandue aléatoirement chez certains et pas chez d’autres, contaminant peut-être les réseaux électriques les plus faibles, les moins bien entretenus. Les techniciens vont devoir couper le courant sur toute la longueur de la rue pour travailler sans risque. Tout couper, même chez ceux qui avaient encore la lumière. Il y a eu des travaux toutes ces dernières semaines et tout avait été fait à-la-va-vite. L’état du quartier est tel que même si on voulait bien faire, on aurait du mal à savoir comment s’y prendre. C’est dans ce genre d’installations défectueuses, négligées et dangereuses qu’on laisse vivre les gens d’un quartier où la plupart des immeubles sont déjà insalubres, voire en péril, voire, on le sait, déjà écroulés.

Arrivent trois policiers qui viennent constater l’intervention. Aucune remarque sur l’attroupement, ils vont tout de suite parler aux pompiers. Bien sûr, ils sont tous les trois masqués.

« Zorroooo est arrivéééé…ééé…. sannns s’preeeeesseerrrrr…. »

Bien évidemment, pas un mot pour rassurer les habitants, même pour simplement leur demander si tout va bien. Aucun contact. Distanciation sociale maximum. Les pompiers, c’est une toute autre affaire. Les beaux garçons aux habits rouges n’avaient pas leur langue dans la poche. L’ambiance aussi avec eux était…comment dire… plutôt électrique. Ils mettaient le feu à la rue. Entre eux et nous, ça rit, ça déconne, ça se taquine. Vas-y que je te blague sur le confinement, sur la hiérarchie, sur la couleur des uniformes, sur les appartements pas rangés… vas-y que je te drague subtilement la jeune voisine en pyjama qui attend de remonter chez elle…

- Franchement mademoiselle, vous auriez pu faire le ménage avant de nous appeler
 Ah mais attendez, j’ai laissé une pizza sur la table, je vous attendais
 Vrai ? Je le dis au collègue (il prend son talkie walkie)
 Jo, la dame en bas elle a laissé une pizza fromage-tomate-anchois sur la table, tu peux te servir. Il y a des couverts dans le placard sous l’évier… Il y a de la sauce piquante, aussi, mademoiselle ?

Un sens incandescent du contact humain. Avec eux, on voit la vie en rouge, et pour une fois, c’est tant mieux.

De mon côté, comme toujours, j’ai mon carnet dans la poche.
Je ne peux m’empêcher de noter quelques phrases entendues, répliques et punchlines du voisinages, noter des pensées qui me traversent, le déroulé des évènements. Un voisin me demande : « oh, t’es journaliste ou quoi, tu fais le reporter avec ton crayon là ? … T’es pas super équipé. T’es daté ! »

Je reçois un sms d’une voisine de l’immeuble à gauche du mien, d’habitude on se parle au balcon au moment des criées de poème en plein jour : « toi aussi t’es dans le noir ? ». Je vais pour répondre, mon portable s’éteint, plus de batterie. Zut, j’ai parlé 1h avec Olivier, évidemment. Je rentre dans le hall de mon immeuble pour le recharger à la prise secrète qu’on avait repéré, mais à cet instant précis, le courant est coupé dans toute la rue, plus de jus. Tant pis. Je ressors dehors et j’entends le lourd bruit de la porte se refermer derrière moi. Euh… est-ce qu’on pourra la rouvrir en appuyant sur le digicode même s’il n’y a plus d’électricité ?

En face, les pompiers ressortent de l’immeuble, tout est sous contrôle. Spontanément, on les applaudit, à tout rompre. Ils jouent le jeu à fond, lèvent les bras, saluent, s’inclinent, courbettes et ronds de jambe, quelques petits pas de danse, puis rejoignent leurs collègues en moonwalk, casque à la main. Le public de la rue est en délire, on applaudit même aux fenêtres !

« C’est déjà passé 20h, allez dormir ! »

Rapidement, les choses se calment. Le feu est éteint. Celui de l’immeuble et celui de nos retrouvailles impromptues. Peu à peu les fenêtres se referment. Les voisins rentrent. Rideau. Le spectacle s’achève.

On sort si peu de chez nous ces temps-ci, on se voit si peu en dehors de nos fenêtres que ce petit incident devient l’évènement de l’année. Presque la fête des voisins.
On avait perdu la lumière, mais on avait retrouvé la rue. On avait perdu l’électricité mais on avait des braises ardentes sur la langue et les zygomatiques.

Les pompiers viennent dire au revoir.

« Bon, ça y est, vous pouvez remonter, y’a plus rien ; essayez de trouver une activité à faire où il n’y a pas besoin de lumière »

« On va vous escorter, mademoiselle ! »

On avait pas envie de remonter chez nous, dans nos apparts, grimper les étages dans le noir sans lumière, alors qu’il faisait si doux dehors et qu’on se faisait de nouveaux amis.

« Bon ben moi, je vais aller boire une petite bière… à l’alimentation du coin ! »

Ne reste plus qu’à attendre que les réparations se fassent. Il y en au moins pour quelques heures. Ensuite, nous dit-on, le courant devrait être rebranché dans tout le quartier.

« Genre faudrait des trucs comme ça tous les jours…

…. bon qu’est-ce qu’on fait…

… maintenant je connais tous mes voisins, on fait un truc ou bien…

… on met la musique on danse ? »


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