Le livre du mois de décembre : "En salle" de Claire Baglin par José Rose
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Claire Baglin, En salle, Les éditions de Minuit, 2022, 159 p., 16 euros
Elle se prénomme Claire, elle a tantôt 13 ans tantôt 20 ans, elle est la fille et la jeune fille et les deux temps se succèdent au fil du livre. Sans transition ou avec juste des associations d’objets. Car les objets sont partout dans le livre. Objets ménagers, de travail, objets à fabriquer, à réparer, à ingurgiter, objets amassés chez les grands-parents, objets des rayons de supermarchés, objets qui se détraquent. Et ils transmettent leur froideur à l’écriture. Pas d’affect juste des faits du concret. Et un regard d’auteur qui crée des décalages des étonnements des rapprochements drôles et loufoques.
D’un côté, une vie de famille parents aimants enfant turbulant ainée observatrice, et de l’autre une vie professionnelle qui débute se heurte au réel du travail à sa résistance.
Le père, Jéjé, fait les trois huit au service de maintenance et bricole chez lui. C’est un récupérateur un réparateur qui emmène la famille dans la déchetterie (« tout est à disposition ») et ramène des ordis des jouets des bricoles. Il répète volontiers « Alors vous êtes contents ? » Il dit aussi « Dans le travail c’est simple, il faut pas se laisser bouffer, il faut s’imposer » et encore : « le boulot c’est pas toute la vie (…) attention, attention au travail ». Il vivra pourtant le grand moment « où il va recevoir la médaille du travail ».
La mère travaille dans un collège (« je ne savais jamais expliquer ce qu’elle faisait comme travail ») et assure la subsistance et l’écoute du père qui raconte sa journée. Le petit gars, Nico plein de vie insupportable et la grande qui raconte : la famille en camping avec la piscine jusqu’au dernier moment (« Faut en profiter, fais comme tu veux mais autant en profiter »), la famille au restaurant et devant les prospectus de promos.
Coté famille c’est plein de vie et plutôt paisible, côté travail c’est plus secoué. La fille raconte son premier emploi en quatre phases : Embauche, En salle, Dans l’huile, Au drive. C’est d’abord l’entretien préalable où il faut faire la différence car la concurrence est rude : « Je dirai que mon principal défaut, c’est que je n’ai pas assez d’expérience (…) J’ai le permis B ». Ensuite c’est la discipline – « Vous n’allez pas avoir de panne de réveil ? (…) Un retard c’est réveil, deux retards c’est la porte », le travail sans initiative (« je n’ai que ça à faire, servir, je suis disponible ») mais pas sans échange avec les collègues (« On détaille ce qu’on fait, ce qu’il faudrait faire »), la formation light (« c’est très simple, c’est un automatisme, on finit par s’y faire » avec Chouchou la formatrice (« Salut les filles »), le vestiaire, les casiers, la pointeuse qui parle, toujours des objets, le client qui injurie (« tu réponds pas, tu t’excuses et puis c’est tout, le client est roi ») et le corps qui souffre, les ongles qui blanchissent, la peau qui s’effrite et se décolle.
On va ainsi de postes en postes (« Ce midi un roulement je suis frites ») et le contrôle est permanent (« Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail »), le rythme effréné, la monotonie et la lassitude (« Je rêve que quelqu’un me susurre à l’oreille, il est l’heure de partir »). Et l’on croise aussi des petits chefs, telle Caro la manageuse « la seule à hurler, à ne pas tolérer les brefs bavardages entre équipiers ».
Ainsi se tisse modestement, à hauteur de jeune femme, un portrait concret du travail dans les fast-foods. Et le lecteur fait l’expérience virtuelle mais bien réelle de ce travail harassant et envahissant et cela lui rappelle sans doute ce qu’il vit et connait aussi. Il s’interroge même au passage sur la famille et la consommation, le gaspillage et la réparation.
La tresse se poursuit ainsi, tendresse et dureté mêlées. Jusqu’aux drames et aux nouveaux horizons qui s’entrouvrent.
José Rose, fin novembre 2022