LE LIVRE DU MOIS DE DECEMBRE : "L’USINE" de Hiroko Oyamada, 2021, présenté par José Rose

jeudi 2 décembre 2021
par  MEAD Christine
popularité : 9%

Hiroko Oyamada, L’usine, Christian Bourgois éditeur, 2021, 18,50 euros

Imaginez un pédalier de vélo tournant à vide, les vigoureux coups de pédale le laissant parfaitement immobile. Imaginez un monde étrange où chacun s’affaire sans avoir à faire, vaque à la vacuité, dépense son énergie dans tous les sens et sans aucun sens. Imaginez un monde de hamsters courant inlassablement dans leur roue…

Ce monde, c’est l’Usine dont parle Hiroko Oyamada dans son premier roman traduit en français. Elle est immense et « les gens qui vivent dans cette région subissent en permanence son influence, et c’est par conséquent une présence qu’on ne peut ignorer » (p. 10). C’est un monde en soi et à part, un monde sans objet et pourtant chargé d’objets, sans tête visible et qui la prend pourtant sans cesse.

Les trois personnages du roman y travaillent. L’un accumule les échantillons de mousses et les analyse en vue de réaliser un toit végétalisé, l’autre corrige des textes incompréhensibles et la femme appartient à l’équipe « déchiquetage de documents ». Leurs activités sont spéciales et spécialisées. Très simples et monotones, elles semblent n’avoir aucun sens mais sont pourtant très prenantes au point que la vie entière est régie par elles.

Le ton du roman est tout à fait singulier car on ne sait jamais s’il faut s’en tenir au premier degré, plutôt enjoué en apparence, ou démasquer un second degré plus sombre. L’écriture dit et ne dit pas, suggère de lire entre les lignes, peut-être même avec un miroir déformant. Bref, souvent on n’en pense pas moins et les mots tranquilles donnent parfois le frisson.

Que nous dit donc cette Usine d’un Japon lointain et pourtant si proche de nous ? Il nous parle du travail et du rapport au travail plus contradictoire qu’il n’y parait car le travail est à la fois nécessité, contrainte et espoir. « Celui qui veut travailler et qui a la chance de le pouvoir, comment ne serait-il pas reconnaissant d’avoir un emploi ? Sauf que moi, je n’ai pas envie de travailler. Car, en vérité, ce qui fait la valeur de la vie, ce qui lui donne un sens, n’a rien à voir avec le travail (…) Quoiqu’il en soit, de toute façon, oui, j’ai beau avoir des réticences à l’égard du travail, ça me permet tout de même de toucher un salaire. C’est une chance inespérée. Un don du ciel. Je dois l’accepter. Une petite chose cloche, c’est tout. Je suis sûre que c’est pareil pour tous les gens qui travaillent » dit la déchiqueteuse de documents (p. 152).

Il parle aussi de travail simple, de travail réputé non qualifié pourrait-on dire -
"n’importe qui pourrait faire mon travail, même un vieillard ou un handicapé", dit-elle encore. « Dès le deuxième jour, mon travail n’a plus eu de secret pour moi et, hormis dysfonctionnement important, je n’ai plus besoin d’utiliser un neurone » (p. 102) – et qui se fait même quand on n’a pas la tête à travailler : « Quand j’y pense, l’Usine est folle de payer quelqu’un pour ça. Elle ferait mieux d’automatiser le processus » (p. 145).

Le livre parle aussi de la situation des contractuels et de l’intérim qu’il sépare en deux : « des personnes très brillantes, dont on se demande pourquoi elles veulent faire de l’intérim, et d’autres à qui il faudrait tout apprendre depuis le début, même à dire bonjour (…) ce qui veut dire que la moitié n’ont aucune valeur marchande » (p. 103), conclut la petite amie du frère de la contractuelle qui assure à plein temps, et avec zèle, une charge de coordination dans une agence d’intérim.
Mais tout va bien en apparence dans l’Usine. Pas de pression, pas de hiérarchie trop prenante. « Progressez à votre rythme, en fonction de ce qui vous paraît possible. Personne ne vous fixera une date limite ou quoi que ce soit de cet ordre », dit un responsable au préposé aux mousses (p. 29). « On se sent comme à la maison, vous ne trouvez pas (…) En petit nombre, on peut travailler dans le calme, n’est-ce pas ?  » (p. 48). Il y a des n’est-ce pas qui n’en sont pas. Et le chef d’équipe de l’espace de déchiquetage, salue tous les employés, « leur tape sur l’épaule, leur sert la main. Tous sont gênés mais ravis. Certains dont je n’ai jamais entendu la voix rient même de ses plaisanteries » (p. 63). Mais, si les badges sont identiques, ils sont portés par des cordons distinctifs, rouges pour la plupart, bleu pour les temps-pleins de la DG, noirs pour les cadres supérieurs et argentés pour les gros bonnets (p. 149).

Le roman parle aussi de gestion du personnel, de recrutement - « C’est écrit dans les manuels de recrutement : lorsque le recruteur se montre trop aimable c’est généralement qu’il ne va pas retenir votre candidature  » (p. 12) – et même d’organisation des espaces avec cette pose de cloisons qui, tout à fois, séparent et protègent, améliorent la productivité en réduisant la distraction, mais permettent aussi de bailler discrètement (p. 93).

En fait l’emprise est partout, l’emprise de l’Usine sur la ville et les vies. Que l’on soit au restaurant, chez soi ou entre collègues, on ne parle que d’elle et un des protagonistes vit même dans l’Usine : « Nous pensons vraiment qu’il est préférable que vous viviez là où vous travaillez (…) de sorte que votre lieu de travail et votre logement soient dans le même endroit mais séparés ». C’est tellement plus commode d’autant que l’on « trouve tout ce qu’on veut dans l’Usine » (p. 71).

Bref, ce livre lointain et mystérieux parle aussi du travail ici et aujourd’hui. Il parle d’aliénation, de déni de réalité, d’envahissement, de rapports de travail bizarres. Et il le fait à travers des scènes absurdes comme celle de la correction des textes : « On ne fait pas d’erreur. – Non, vous le comprendrez quand vous aurez commencé, je pense, mais c’est un travail assez incompréhensible. On corrige en rouge. On envoie ce qu’on a fait, et quelques temps après, on reçoit un manuscrit avec le même texte mais encore plus d‘erreurs grossières. On se demande à quoi on sert » (p. 44). En effet ! Et l’on finit par ce demander où l’on est quand rodent en ce lieu d’étranges animaux – ragondins, cormorans, lézards de lave-linge dont les habitudes alimentaires, d’habitat et de vie nous sont longuement exposées – et qu’un pont mystérieux laisse imaginer un ailleurs… Bon voyage en Absurdie.

José Rose, 1° décembre 2021


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