Le livre du mois de juin : Dévier, Economie de l’émancipation et écologie des relations de Guillaume Sabin présenté par José Rose
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Guillaume Sabin, Dévier, Economie de l’émancipation et écologie des relations, Libertalia, 10 euros
« Qu’est-ce qui importe dans la vie ? » : telle est la question initiale posée par l’auteur avant qu’il nous invite à cheminer à la rencontre de femmes et d’hommes qui tentent de vivre autrement aujourd’hui. Des utopies concrètes en quelque sorte. Des vies qui dévient. On croise ainsi un boulanger, une ancienne pédagogue de rue, un couple de diffuseurs de p’tites graines, un colporteur du XXIe siècle. Et l’on visite des hangars récupérés, des ateliers bricolés, un fournil-salle de fête, des friches, une résidence artistique, un atelier vélo et couture…
Dans ces lieux, « les vies ne sont pas ordonnées autour des consommations, mais bien plutôt autour d’un univers de fabrication ». Il est question de « bricolage quotidien », de « nouvel artisanat », de goût pour « l’œuvre bien réalisée », de désir d’échapper au « travail sans qualité », de « reprendre la maîtrise du temps, défaire les hiérarchies qui abêtissent, ne pas se laisser prendre par l’obsession du gain. Vouloir renouer avec le sens de ce que l’on fait, fabrique, rénove, échange… » et ainsi « renouer avec le sens du commun ». Attirant, non ?
Ce livre d’ethnologue, observateur et acteur de collectifs autogérés, s’organise autour de trois verbes : « faire », « habiter », « prendre soin ». Il raconte des expériences alternatives au plus proche du concret tout en esquissant des commentaires qui élargissent la réflexion sans donner des leçons en surplomb.
Faire est la grande affaire. « Ici, on garde, on adapte, on réadapte, on transforme, on redonne vie ». « Il y a quelque chose d’un « individualisme associatif » qui construit et se construit dans un environnement riche de relations, d’échanges, d’amitiés agencées autour de toutes ces choses créées, fabriquées, bricolées ». « Alors il faut apprendre à faire par soi-même, à se faire aider, à demander des coups de main et à en donner aussi ». Il s’agit aussi de « garder le travail contraint à une distance qui permette de conserver du temps pour faire autre chose » et d’exprimer un « refus viscéral des cases et des frontières ».
Habiter ensuite. Habiter, c’est privilégier le travail collectif plus efficace et qui « permet l’entraide, l’essai, les rires et les discussions ». C’est aussi « échapper au temps discipliné » imposé par le régime capitaliste, « s’affranchir des solitudes », « s’émanciper de l’économie de marché », « faire ensemble », « défier l’horizon dépolitisé de l’univers privé », « agir et penser par le milieu », ce « quelque chose qui est là, englobe et relie, est nécessaire à la vie et pour cela s’entretient (…) se densifie et s’étend en fonction des liens qui se tissent ».
Prendre soin enfin. « En réparant on se répare, en aidant on s’aide et l’on se soigne parce qu’on soigne ». Ainsi se construit une « économie de l’émancipation » : « dépenser peu, avoir du temps pour parler aux gens, communiquer la belle idée qu’il faut un minimum pour vivre dignement mais que tout ce qu’on cherche à nous vendre n’est pas bon à prendre ». Et ainsi « se donner la possibilité de se laisser affecter par le plus grand nombre de choses possibles ». Et finalement « faire de la vie un grand banquet », « manière désordonnée et bruyante de subvertir la tristesse, les solitudes et les peurs, et de le faire entre égaux ».
Entre ces tranches de vie, se glissent deux chapitres qui explicitent le titre du livre. Dévier, c’est d’abord, « regarder ce qui est là sous nos yeux et qui surgit à tout moment ». C’est « déhiérarchiser », « mettre un peu de désordre pour mieux voir, écouter et comprendre ». Et se mettre en lisière d’un système capitaliste qui entend « discipliner le temps » et les corps, et ainsi dissoudre la stricte partition entre travail et temps « libre ». Dans ces expériences, « le besoin et le goût pour les consommations ont été remplacés par le besoin et le désir d’autres choses : des liens, des moments partagés, quelque chose d’intense que n’offre pas le régime des consommations ». « Dévier c’est se frotter aux normes », « faire autrement tout en étant dedans », « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi ».
Et l’on retrouve ainsi les grandes questions qui se posent aux utopies concrètes : comment combiner individuel et collectif, ouverture et protection, alternative et éphémère ? Comment faire vivre la variété ?
En chemin, on croise des petites sentences, des « ça peut toujours servir ! », des « faire les choses bien », « avec ce que l’on a », « avec ce qu’on laisse ». Et aussi des grands auteurs (Rancière, Vercauteren, Spinoza, Morris, Foucault, Macherey) qui apportent leur petite lumière. Et l’on constate que la vie est à vivre mais aussi à raconter. « Ne pas laisser échapper sa vie, est-ce que cela passe par raconter, se raconter, raconter à d’autres en vue de mieux saisir le cours des choses ? ».
Ainsi jusqu’à l’excipit : « Contentons-nous de poursuivre le chemin, continuons à écouter et regarder ce qui se défait sous nos yeux et ce qui prend vie dans l’interstice ainsi ouvert, acceptons les invitations renouvelées à y prendre part ».
Certes, c’est parfois un peu répétitif et les obstacles ne sont pas très développés mais on aime les belles histoires et on en a besoin aujourd’hui car la joie est un baume qui donne aussi envie de s’engager dans des chemins de traverse. Et ne vous étonnez pas, si après cette lecture, vous avez envie de prendre votre sac à dos et de découvrir des lieux où s’expérimentent de nouvelles façons de vivre et de travailler. Quand on dévie, on vit, on vit des vies.