Le livre du mois de mars : "A LA LIGNE, feuillets d’usine" de Joseph Ponthus, présenté par José Rose
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Joseph Ponthus, A la ligne, Feuillets d’usine, Folio, éditions de la Table Ronde, 2019
L’ouvrage est désormais distingué mais il peut l’être plus encore dans une période où se durcissent les conditions de travail dans nombre de secteurs d’activité.
Il s’inscrit dans une riche tradition de témoignages de travailleurs qui ont trouvé dans l’écriture un compagnon et un chemin.
On pense à G. Navel évoquant, dans Travaux (Gallimard, 1945, Folio), son expérience prolongée de ces emplois d’usines, de bâtiments, de champs et de jardins sur lesquels il porte un regard à la fois acerbe et bienveillant. On pense à R. Linhart, dans L’établi (Editions de Minuit, 1978), qui fait part de son expérience d’ouvrier de l’automobile et à d’autres ouvrages plus récents, comme Debout-payé de Gauz (Le nouvel Attila, 2014, Le Livre de Poche) qui évoque le dur labeur de vigile. « Et ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air, écrit-il. Pour tenir le coup dans ce métier, pour garder du recul, pour ne pas tomber dans la facilité oisive ou au contraire dans le zèle imbécile et l’agressivité aigrie, il faut soit savoir se vider la tête de toute considération qui s’élève au-dessus de l’instinct ou du réflexe spinal, soit avoir une vie intérieure très intense. L’option crétin inguérissable est aussi très appréciable. Chacun sa méthode. Chacun ses objectifs » (p. 15). On pense encore à l’ouvrage de I. Levison, Tribulations d’un précaire (Liana Lévi, 2007) qui fait part de son expérience des emplois de courte durée aux Etats-Unis : « Moi je suis un type gentil et accommodant, je fais ce qu’on me demande, je travaille le dimanche matin, et, surtout, je suis incompétent. Je ne suis une menace pour personne. Je conviens très bien » dit-il avec un apparent détachement (p. 30).
Souvent teintés d’humour, cette « politesse du désespoir » pour reprendre une formule souvent citée, ces ouvrages sont d’abord des témoignages poignants et des descriptions concrètes des conditions de travail vécues au long cours par les salariés les moins qualifiés. Ils sont aussi des illustrations du pouvoir de l’écriture. Et de la lecture.
Joseph Ponthus est l’un de ces auteurs. Pour témoigner de son expérience d’ouvrier des abattoirs et des conserveries de poissons, il prend le chemin singulier de la poésie. Son écriture en vers libres et sans ponctuation produit une puissante musique qui touche le lecteur au-delà même des idées évoquées. Pas étonnant que des musiciens, en l’occurrence Michel Cloup Duo et Pascal Bouaziz, aient eu envie, guitare électrique, batterie et voix brandies, de monter ce texte en spectacle musical (cette adaptation du livre est accessible sur CD A la ligne, chansons d’usine).
Revenant sans cesse à la ligne, J. Ponthus évoque ainsi, au fil des pages, les ambiances de travail, les gestes répétés, la fatigue mais aussi la vie, l’amour, son chien, ses souvenirs familiaux et tout ce dont le travail le prive. Il mêle les sentiments – colère, humour, mise à distance, lassitude – et compose finalement un hommage aux travailleurs en usine. « Ecrire, c’est se souvenir ».
Voici comment il évoque ses débuts (p. 13) :
« Un boulot alimentaire
Comme on dit
Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur
Alors c’est
L’agroalimentaire ».
Puis ce seront les abattoirs (p. 156) :
« Je pousse des carcasses
Sans fin
Je ne fais que
Gagner ma vie
Non
Gagner des sous
Non
Vendre ma force de travail
Voilà
C’est ça »
Et c’est bientôt l’expérience de la répétition, le « Rien ne change » si familier aux travailleurs à la chaîne (p. 189) :
« Parfois c’est rassurant comme un cocon
On fait sans faire
Vagabondant dans ses pensées
La vraie et seule liberté est intérieure
Usine tu n’auras pas mon âme
Je suis là
Et vaux bien plus que toi
Et vaut bien plus à cause de toi
Grâce à toi »
Malgré tout, il faut vivre et, si possible, sans s’apitoyer ni perdre espoir et cette acceptation est parfois glaçante (p. 264) :
« Si je commence à me dire que c’est la pire chose qui puisse m’arriver que ce travail d’usine
Sûr que je dégoupillerais et péterais un plomb
Mais non
C’est comme ça et je ne me plains pas
Sinon parfois de mon dos et de la fatigue
Et je ris de ce grand absurde ouvrier
Je n’apprends rien
Mais je me bats
Contre la cadence le temps la douleur
Contre moi-même
En fait j’apprends »
Heureusement, Joseph Ponthus a l’écriture. Il possède et trouve les mots qui donnent à penser et à ressentir, qui révèlent et exhibent la dureté du travail et l’exploitation (p. 267) :
« Un texte
C’est deux heures
Deux heures volées au repos au repas à la douche et à la balade du chien
J’ai tant écrit dans ma tête puis oublié
Des phrases parfaites qui figuraient
Qui étaient mon travail
J’ai écrit et volé deux heures à mon quotidien et à mon ménage
Des heures à l’usine
Des textes et des heures
Comme autant de baisers volés
Comme autant de bonheur
Et tous ces textes que je n’ai pas écrits ».
Il ne les écrira pas car il est décédé. Mais, peu de temps avant, il avait présenté aux Assises internationales du roman en 2020 un texte inédit – Ecrire le travail – dans lequel il interrogeait justement sa pratique d’auteur. « Depuis toujours, je n’ai su écrire que deux choses : l’amour et le travail, c’est-à-dire mon réel. Ou l’absence d’amour et le chômage qui ne sont que la face inverse, une fichue absence de réel ». « De fait, je crois que pour moi, écrire le travail a toujours été une facilité en même temps qu’une manière de sublimer ce foutu truc qui nous oblige à mettre un réveil à sonner et faire des tâches qui nous répugnent ou dont on se tamponne le coquillard en échange d’un putain de salaire toujours trop faible au regard de la souffrance endurée ». Oui, il s’agit bien d’écrire pour tenir.
Et cela fait écho à d’autres textes évoquant l’ambivalence des sentiments face au travail. Celui de R. Linhart qui dit son étonnement du premier jour à l’usine, découvrant le mouvement lent mais continu des voitures alors qu’il s’attendait à un rythme rapide et des cadences infernales : « une sorte de monotonie résignée mais sans la précipitation à laquelle je m’attendais » écrit-il p.10. « Parfois, j’essaie d’analyser de quoi est faite cette nasse où je me suis englué. D’abord il y a le travail. Il s’est abattu sur moi. Il écrase depuis longtemps les uns et les autres » mais aussi « l’angoisse du temps qui s’écoule et dont ils ne peuvent rien faire » et encore la peur sous toutes ses formes, celle de la machine, celle de l’appareil d’autorité, de surveillance et de répression.
Et aussi le texte de G. Navel. « Quand je partais au chantier, la journée déjà m’avait appartenu. Je voulais aimer la réalité, n’y pas couper. Il n’y a pas d’autre monde. Ma réalité, c’était le travail. J’acceptais. Travailler pour la société et non pas pour un parasite quelconque, ça m’aurait plu. En attendant, je ne voulais pas faire du travail une pénitence, une malédiction (…) Celui qui avait dit « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » n’avait pas tout dit. On pouvait relever le défi et faire du travail une joie » (p. 211).