LE LIVRE DU MOIS DE MARS : DERNIER TRAVAIL de Thierry Beinstingel présenté par José Rose
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Beinstingel Thierry, Dernier travail, Fayard, 2022, 19 euros
On se souvient de ces nombreux suicides au travail qui ont marqué la période 2006-2007 de cette grande entreprise de téléphonie ayant changé de nom en 2013, et sans doute aussi du procès de ses dirigeants en 2019 et de leur condamnation pour « harcèlement moral institutionnel ».
Librement inspiré de ces faits, le roman de Thierry Beinstingel met en scène un responsable de ressources humaines ayant vécu cette période de mise en place d’un plan de restructuration brutal touchant 22 000 emplois tout de même. Bientôt retraité et traversé d’interrogations sur cette période à laquelle il a participé, Vincent va retrouver le souvenir de Bernard, ce cadre de haut niveau qui s’est suicidé sur son lieu de travail, et rencontrer des membres de sa famille, femme, fille, frère, nièce et belle-sœur.
Au cours de cette quête, le lecteur croise des managers, des travailleurs, des chômeurs et vit intensément les sentiments de chacun car « travailler, ce n’est pas mettre ses sentiments entre parenthèses, c’est au contraire les éprouver devant autrui, devant la tâche à accomplir, le métier choisi ou subi, c’est vivre simplement et dans la banalité des émotions » (78).
Le portrait des managers est terrible et leur langage insupportable. Il y a ces mots que Vincent exècre désormais - "gagnant-gagnant, charges de personnel, ressources humaines " (99) – ces expressions qu’il a appris à utiliser - « persévérer dans cette dynamique », « donner du sens », « travailler en transversale », « interagir », « créer de la valeur », « œuvrer en co-construction » - ces « mots que certains jugent creux, mais qui ont fait son pain quotidien, qui ont été rabâchés, ont constitué une base commune de discussion lorsqu’il avait fallu tout reconstruire » (157). L’insupportent aussi ces notes de service « rédigées de manière froide et réservée (qui) révèlent d’un bloc leur capacité à accabler, à blesser, à offenser, à tourmenter, écharper, massacrer, démolir » (176).
La pratique de ces managers n’est guère plus enviable. En témoigne cette affaire d’informaticien compétent qui déplait à sa directrice car il n’est pas ingénieur et qu’elle veut faire partir sans réelle cause et bien qu’il se défende car il aime tout simplement son métier.
Ou encore ce séminaire de direction animé par « une espèce de gourou en catogan, qui se disait psycho-inspirateur, vêtu d’une ample chemise blanche, bracelets de noyaux aux poignets, jouant avec dans des silences longs comme le jour, puis lâchant d’une voix pénétrée des phrases vides, du genre : « Pour faire votre métier, il faut aimer les autres. Et chacun des collègues de Vincent semblait boire comme du petit-lait ces sentences absconses. Vincent aussi au début » (232). Et c’est ainsi que la « pensée positive » virait en « dictature de l’assentiment », en manipulation et en rejet de toute objection.
Enfin, il y a le procès.
La revue de presse de l’époque des drames donnait déjà le ton : « Suicides inquiétants », « L’entreprise sous le choc », « Le management sur le gril », « Mise à mort de l’être au travail », « Les mots qui tuent » (97). Il y avait également eu cette enquête sur les conditions de travail lancée à la suite du drame et ses thèmes étaient ceux que l’on retrouve dans bien des entreprises : « charge de travail, autonomie, soutien social, reconnaissance, ambiance, pénibilité, violences, intimidations… » (98). Et maintenant le procès au cours duquel « les principaux accusés ne se départent pas de leur assurance, au besoin éludent les questions, nient leurs responsabilités, rejettent les fautes sur des subalternes » (76). Brutalité fatale ! Mais carrière à peine ralentie. Et courage au rencart, le P-DG, donnant le ton en n’exprimant aucun regret, allant même jusqu’à parler de « mode des suicides » (102).
A la suite de ce drame, la gestion de l’entreprise avait un peu évolué car il fallait assurer sa « refondation ». Désormais, « on avait besoin de plus de proximité, de remettre de l’humain dans les rouages comme on disait », de « redonner du bien-être aux salariés », d’« évoquer le retour au bien-faire », d’« informer plutôt que former, convaincre plutôt qu’imposer, solliciter plutôt que commander » (54). Et ce fut le rôle des « arrondisseurs d’angles ». On avait aussi arrêté les mutations injustifiées, les fermetures de services sans concertation et même cherché à obtenir le meilleur des salariés. « Un salarié heureux est plus productif, se plait-on depuis à répéter » (65).
Tel est le parcours proposé par l’auteur qui sait dire, sans complaisance mais sans excès, la violence du monde de l’entreprise, et parvient à mêler la radicalité et une certaine douceur tout en trouvant des allégories qui nous touchent : « les loups ne sont pas ceux qu’on croit. Les vrais ont face humaine, une tête débonnaire, des yeux de chien battu, des joues flasques et la mâchoire amollie par les couleuvres qu’ils font avaler aux autres. Ils ont la ruse des renards mais la couardise de poulets de basse-cour » et « n’hésitent pas à attaquer leurs congénères » (181).
On peut prolonger la réflexion en se reportant à l’ouvrage de Sandra Lucbert - Personne ne sort les fusils (Points Seuil, 2020) – qui traite aussi de cette entreprise et évoque sur un ton vigoureux, le procès, l’accusation d’organisation de la maltraitance et le comportement des dirigeants de cette entreprise.
Elle aborde aussi le contexte, le management brutal, le « harcèlement moral » que les salariés subissent et ces manières insupportables de parler : « cette histoire de suicides c’est terrible, ils ont gâché la fête » osera le P-DG.
José Rose