« Manières d’être vivant » de Baptiste Morizot
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Un livre proposé par Albertine avec ses commentaires pour vous donner l’envie ...
« Manières d’être vivant »
de Baptiste Morizot, Actes Sud, février 2020
Chronique d’Albertine
J’ai découvert pendant le confinement, un jeune philosophe qui s’appelle Baptiste Morizot, écrivain, pisteur de loups et et maître de conférence en philosophie à l’Université d’Aix-Marseille, avec son dernier livre : « Manières d’être vivant »(Actes Sud, février 2020) dont il est question ici.
Par ce livre, il bouleverse la tradition philosophique qui navigue dans le concept en omettant de tenir compte de l’incarnation de l’esprit et considère notre rapport à la nature dans la seule maîtrise et possession (en tant que « maîtres et possesseurs de la nature » Descartes)... Sa philosophie de l’interdépendance du vivant questionne « également les sciences de la nature dans leur approche d’objectivation stricte qui tend à « chosifier » leur objet et à le comprendre de façon mécanique.
L’intelligence du vivant est sans doute un présupposé de son éthique qui est en même temps « une « éthologie », une science du comportement des choses pour apprendre à se comporter envers les êtres, en respectant les rapports (…) qu’ils entretiennent avec nous » (Morizot, en référence à Spinoza).
Cela conduit l’auteur à écrire des pages étonnantes sur le pistage des loups, sur la communication qu’il entretient avec eux. Nous le suivons dans un rapport inédit à ces animaux : nous voilà témoins d’une longue séance de hurlements auxquels les loups semblent n’avoir pas daigné répondre, jusqu’au moment où les humains qui reviennent bredouilles au campement voient leurs traces :
« Ils nous ont entendus. Ils se sont tus. Et ils sont venus (….)
Lorsque nous regardons alentour, le choc nous immobilise : nous sommes juste au dessus de notre bivouac de la veille. Les traces lupines sont là, sous nos skis(…) Ils sont venus jusqu’à nous , en réponse muette à nos hurlements, à nos appels.(...)
Puisqu’ils sont venus, le fait qu’ils n’ont pas répondu apparaît bien comme une puissance d’affirmation existentielle(…) C’est la manifestation chez eux d’une intériorité décisionnelle complexe. Ils imposent ce sentiment d’un acte d’affirmation de leur part, d’autant plus qu’ils se soustraient à notre autorité ».
A partir de ce type d’expérience, l’auteur construit un rapport au monde vivant en rupture avec le modèle dominant : une éthologie qui se rapproche plus d’une éthique que d’une biologie du comportement. Comment passer « du domptage de la volonté à la diplomatie avec ses fauves ? »
La notion de diplomatie est centrale pour l’auteur : elle renvoie à ce que l’on pourrait appeler vulgairement l’intelligence des situations, qui nous semble généralement être l’apanage des humains mais dont l’auteur découvre par son approche empathique, qu’elle caractérise par exemple les loups et autres vivants. La diplomatie permet de repenser l’éthique qu’il appelle« mésoéthique » : « La mésoéthique est un rapport diplomatique à soi, la lucidité sur l’inexistence d’une volonté pure, et d’une pure raison, et l’usage d’une bonne intelligence avec soi qui bricole des dispositifs, les externalise dans le milieu de vie quotidien, qui sont des facilitateurs d’incorporation d’habitudes, de bonnes habitudes. »
De l’éthique à la politique il n’y a qu’un pas : il faut lire jusqu’au bout Morizot qui fonde la politique à construire comme « appel des interdépendances qui indiquent ses limites à la gamme des possibles que le collectif démocratique humain peut explorer »
Il se livre à un exercice pratique à propos du différend qui oppose loups et bergers, notamment en France.
Cette philosophie de l’interdépendance du vivant devrait nous conduire par exemple, à ne pas prendre fait et cause abruptement « pour ou contre » dans la difficile cohabitation des bergers, troupeaux et loups, mais tout d’abord à comprendre les interdépendances, comprendre les pratiques des uns et des autres..
Il analyse très finement la pratique de bergers de troupeaux de taille moyenne, qui ne quittent pas leurs bêtes, qui les font paître sans épuiser les prairies, et qui de fait, ont moins d’attaques de loups que les bergers des grands troupeaux qui les laissent en grande partie aux soins des chiens, et conduisent le troupeau sans trop d’égards pour l’épuisement de la pâture.
Bref, il plaide pour que nous ayons meilleure connaissance du monde vivant et de ses interactions, de façon à ne pas intervenir aveuglément dans les situations conflictuelles.
Lecture parfois un peu ardue car marquée par le plaisir du décorticage de la pensée, mais souvent passionnante par le récit des expériences de vie dont procède le raisonnement.