Septembre : DE NOTRE MONDE EMPORTE de Christian ASTOLFI, présenté par José ROSE
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Astolfi Christian, De notre monde emporté, Le bruit du monde, 2022, 184 p., 19 euros
Narval est ouvrier des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer. A travers lui, le lecteur suit la petite et la grande histoire depuis son entrée à l’usine en 1972 jusqu’à la décision de la Cour en 2015. C’est une vie de travail, de galère et d’amitié aussi. Une vie qui se dessine au plus près de la classe ouvrière et s’inscrit dans l’histoire de la France contemporaine.
Fils d’un valeureux père ajusteur, il est pris en charge, dès son arrivée au chantier, par un mentor qui lui apprend les gestes du métier. On découvre avec lui « cette terre de béton gagnée sur la mer » (p. 21), la « Machine » dans laquelle ils entrent chaque jour et le travail qu’ils y accomplissent : « régler, démonter, mesurer, remonter, visser, boulonner, souder, découper, décaper, scier, percer ». Il y a aussi les camarades – Barbe, Cochise, Filoche, Mangefer – et « en quelque mois à peine, commente Narval, la Machine nous lie, les Chantiers nous tiennent ferme, main dans la main, chacun important aux yeux des autres » (p. 29). « Comment imaginer à cet instant que tout cela, un jour, puisse disparaître ? » s’interroge-t-il (p. 35).
Et puis il y a Louise, Louise l’amoureuse, depuis ce premier baiser qui ne finit pas jusqu’aux doutes, à l’écart qui se creuse entre eux, et à son départ. Trop lucide, l’infirmière : « Enfin quoi ? Ça ne te paraît pas évident qu’il faut tourner la page ? (…) Les Chantiers c’est fini. Il faut que tu t’enfonces ça une bonne fois dans le crâne » finit-elle par lui dire (p. 83). Car la crise s’est progressivement imposée avec les premières sombres rumeurs, les menaces de la concurrence, la fusion et le changement de nom, les rassemblements et les slogans désespérants dans leur évidence : « La Navale vivra », « La lutte continue ! Ne laissons pas faire la casse des chantiers sans réagir ! » Tu parles ! Advient alors la déception politique - « Je crois qu’ils m’ont volé ce qu’il me restait d’espoir » dira Louise (62) - tandis le père admiré rencontre Parkinson.
Tout s’accélère dans cette « atmosphère de fin de course » (p. 66), la baisse d’activité et le dépôt de bilan en 1986, la reconversion impossible, difficile ou plus satisfaisante pour certains. Heureusement, Narval découvre l’écriture qui s’impose après l’inhumation du père : « coucher des mots, des phrases sur le papier pour remonter l’histoire ».
Nouveau tournant avec l’arrivée soudaine d’une lettre de l’assurance maladie qui demande aux anciens salariés des Chantiers de se faire dépister. L’amiante sera leur seconde bataille avec ses dégâts, le cortège funèbre des morts et toujours la lutte, les recours, les rassemblements à la Bourse du travail et la désespérance qui gagne. Fierté et regrets mêlés. Jusqu’à l’interdiction bien tardive de l’amiante. Et les ultimes doutes. « Et si Lafargue avait vu juste ? Si nous n’avions été que l’instrument de notre asservissement ? (…) Mais pouvions nous jouer un autre rôle. Un rôle qui nous aurait donné les mains libres ? le voulions-nous seulement ? » se demande Narval (p.171).
Ce livre témoigne du travail ouvrier dans ses contradictions. Il nous parle avec une passion mesurée, une sensibilité retenue, une sobriété parfois teintée de lyrisme, des gestes du métier, de l’ambivalence du travail tout à la fois éreintant et source de fierté, de la construction de l’identité ouvrière et de sa mise en crise, de la nécessité des luttes et des échecs qui les accompagnent trop souvent, du broyage tout aussi brutal de l’industrialisation que de la désindustrialisation. Il parle des laissés-pour compte, des destins différents des « frères d’insalubrité » et aussi des « signes avant-coureurs d’un monde qui chancelle sous nos pas ».
José Rose, fin août 2022