Des Chiffres et des Êtres

samedi 21 novembre 2020
par  Hervé Thomas
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Des Chiffres et des Êtres

Le mercredi est mon jour de permanence au Panier… permanence suspendue jusqu’à ce qu’on nous rende nos jours, nos rencontres et nos voix, le chant de la vie. Ce jour-là me trouvait tout émue à l’idée de traverser la ville by boat, grimper dans le bus, descendre au niveau de l’embarcadère du ferry, avec comme seule souci en tête : « un-café-2-croissants-s ’il vous plaît ! » avant, ou après la traversée ?

Tiens, c’est le nouveau ferry, en plastique mais électrique. On ne peut pas tout avoir, le beurre et l’argent du beurre, les vibrations sourdes d’un bateau qui parlent à l’enfant que j’étais quand j’accompagnais mon père à la pêche, ou le silence de celui qui glisse sans bruit sur les eaux du Vieux-Port et la satisfaction d’un trajet non polluant… À bord, mathématiques : on note 45 passagers maxi mais 21 brassières de sauvetage pour adultes et 5 brassières pour enfants. Combien de personnes se noieront si le ferry coule dans le port ? Sur l’autre rive, le soleil de cette fin octobre inonde la place Bargemon, et je joue à penser que je marche sur la tête des 101 élus dont elle abrite le bunker… avant de longer la centaine de personnes qui patientent devant le centre des impôts… Ouvert seulement trois heures le matin, combien vont devoir revenir demain ?

Le capitalisme a imposé que les choses soient comptées. Alors comptons : 1 café, 2 croissants, 45 passagers, 26 brassières de sauvetage, 101 élus, 100 personnes, 3 heures. N’oublions pas les retenues.

Je rejoins le Panier, ce secteur où se côtoient en silence les populations arrivées à Marseille à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, les italiens, les corses, les maghrébins, et les bobos des lofts réhabilités par une municipalité qui n’a de cesse de vouloir gentrifier les quartiers populaires de la ville. La permanence est déjà ouverte et deux personnes m’attendent, l’un a des soucis avec son allocation logement, l’autre avec sa caisse de retraite. Les services sont injoignables par téléphone, ils ont tous deux essayé d’obtenir un rendezvous : un ping-pong de voix automatisées les a renvoyés vers un répondeur sans solution après un temps d’attente démesuré quand il n’a pas été, de surcroît, payant. (Les boîtes vocales sont nos amies, elles demeurent incontestablement les plus constantes des réceptionnistes dont la voix ne variera jamais selon l’humeur…) Aucun des deux n’a de compte personnel créé sur le site de ces administrations publiques, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone approprié. Mais ils ont des numéros d’identifiants !

Le capitalisme a imposé que les choses soient comptées et les personnes chiffrées. Rajoutons ces chiffres au précédent bilan et n’oublions toujours pas les retenues car c’est certain, il y en a, sinon le capitalisme ne serait pas.

Nos rencontres et nos voix - le chant de la vie - nous sont confisqués. La maison brûle et nous sommes déshumanisés, déréalisés. Plus nous sommes déréalisés et séparés de tout, plus les mots nous manquent. Le capitalisme a imposé que seules les choses comptent. A quoi bon les nommer ?

Eh bien si. Reprenons-nous. Relevons-nous et laissons jaillir nos voix. On peut laisser la comptabilité aux caissiers qui nous gouvernent car dans la maison qui brûle, reste la langue, cette immémoriale et préhistorique force qui nous lie et qui ne peut s’éteindre. La langue est au peuple et pendant que les caissiers comptent, le peuple gronde.

Pascale Compte.


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