Le politique et le poétique
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Le politique et le poétique
Cruels dilemmes de ce dernier week-end. Faut-il se précipiter dans les magasins de seconde nécessité enfin réouverts ou manifester dans la rue pour l’essentiel que sont nos libertés ? Faut-il acheter fissa ses cadeaux de Noël ou randonner dans la garrigue ? Faut-il faire la queue devant les fleuristes en gardant ses distances ou aller caresser le romarin en fleur ? Où est la nécessité du moment ? Où est notre essentiel ? Et notre essentiel personnel est-il celui des autres et de la société ?
Nous avons sans doute besoin de tout cela mais, en ce moment de frénésie consommatoire, frénésie toute relative d’ailleurs si l’on en croît les commentateurs qui avaient annoncé un rush et se retrouvent en s’étonnant devant des paniers moyens moins conséquents que prévu, on peut s’interroger à nouveau sur ces notions d’essentiel et de nécessaire. Et commencer par rappeler que le nécessaire de l’un n’est pas celui de l’autre, que l’essentiel varie selon les moments et les contextes même s’il y a des premières nécessités qui s’imposent.
Il y a même des hautes nécessités, pour reprendre le terme du manifeste pour les « produits » de haute nécessité rédigé le 13 juin 2012, par un groupe de Neuf dont Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, après le mouvement de révolte aux Antilles. « Derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère » se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique) (…) Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ». Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie ».
On est bien au-delà du décret du 3 novembre 2020 qui établit la liste - l’anagramme d’ « essentiel » est « ne se liste » comme me l’a suggéré l’amie rouge du site, nom de code Code – des produits de première nécessité autorisés à la vente : alimentation et quincaillerie, véhicules et carburants, produits surgelés ou d’hygiène, ordinateurs et journaux, produits pharmaceutiques ou à base de tabac, optique et graines…. Et ainsi de suite, la litanie administrative intégrant diverses activités d’achat, de réparation ou de location, sans oublier bien sûr les activités financières et d’assurance, tandis que « par conséquent, les rayons culture (livre, CD…), jouets, textile, meubles et fleurs, doivent fermer ».
Avec cette notion de haute nécessité, on est bien loin aussi de la fameuse pyramide de Maslow enseignée depuis des décennies – c’est simple et solide une pyramide – et qui distingue besoins primaires physiologiques et de sécurité et besoins secondaires sociaux, d’estime de soi et d’accomplissement personnel. Et si l’on retournait cette pyramide pour en faire une toupie tournoyant sans cesse et répandant à tous vents ces multiples besoins ? En attendant, les amateurs de typologies, peuvent aller sur internet, comme on dit en restant chez soi, et découvrir divers catalogues de « besoins fondamentaux ». « Choisir nos rêves, nos buts, nos valeurs, célébrer la vie » pour M. B. Rosenthal, « subsistance, protection, affection, compréhension, participation, loisir, création, identité, liberté » chez M. Max-Neef. Et même Epicure dans sa Lettre à Ménécée : « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, les autres pour l’absence de souffrances du corps, les autres pour la vie même ».
En répondant à ma sollicitation, nombre d’entre vous ont mêlé les registres du politique et du personnel, la première nécessité renvoyant à une interrogation sur la façon dont les besoins de tous sont pourvus dans notre société mais aussi à la manière dont chacun envisage ses priorités de vie. Quant à l’essentiel, il renvoie au vital, au fondamental. Et s’interroger sur ses essentiels, c’est s’engager comme personne ayant sa façon d’être au monde et sa philosophie de la vie. Mais c’est aussi effectuer un choix de société, donner beaucoup à ceux qui ont déjà ou rendre accessible au plus grand nombre le nécessaire et le précieux, prôner l’abondance ou la frugalité, privilégier l’être à l’avoir…
« Nous sommes essentiels » clamaient en silence les manifestants du monde culturel samedi sur le Vieux Port en s’allongeant pour rester debout. Et cela faisait écho à l’interrogation du Manifeste NOUS, Essence de la société ! : « Comment peut-on envisager une société sans culture, sans soin, sans éducation, sans lien social, sans humanité, sans environnements sains ? C’est pour cela que NOUS nous rassemblons, NOUS nous unifions pour retrouver nos droits fondamentaux : « La liberté de circuler, de vivre dans un monde sain, diversifié et respectueux des autres. Libres de s’exprimer, de manger, d’être informés.es, d’apprendre, de grandir. L’égalité des responsabilités, la répartition des richesses, la Justice sociale, l’accès aux communs que sont l’éducation, la culture, le soin, l’environnement. La fraternité envers les plus jeunes, les plus vieilles et les plus vieux, les étrangères et les étrangers, les plus précaires, les plus exposé.es, les plus discriminé.es ».
Alors, peut-on finalement assimiler l’essentiel et la première nécessité ? L’un de vous a abordé cette redoutable question. « S’il me manque les biens de première nécessité, l’eau source de vie, le pain source d’énergie, un toit comme abri, l’air sans lequel j’étouffe, il m’est difficile de discerner ce qu’est l’essentiel au-delà de la première nécessité » écrit-il. « Et j’ai de la peine à parler de ce qui est » essentiel » pour moi, un essentiel qui se situe au-delà du matériel, sans faire la jonction avec ce qu’est la première nécessité indispensable au quotidien de tant de gens. J’ai de la peine à affirmer mon besoin incompressible de plus de liberté, de plus de lecture et de culture, de plus de sport de nature, de plus d’amour, de plus de débat et de démocratie alors que la survie n’est pas assurée pour tant de mes concitoyens, pour tant de citoyens du monde. L’essentiel ne se trouve-t-il pas dans le sourire de l’autre, dans l’expression de son bien être ? (…) Pour moi, l’essentiel c’est être partie prenante, à ma mesure, d’une recherche-action tendant vers un mieux-être collectif où les valeurs matérielles et spirituelles se conjuguent dans la construction toujours renouvelée d’un bien vivre ensemble ».
Besoin de politique et de poétique, je vous dis.
José Rose, 1er décembre 2020.